Accéder au contenu principal

Mon hommage à Quatrevingt-treize, l'ultime roman de Victor Hugo

Alors que l'automne s'installe abruptement, sapant les ciels bleus avec la détermination inexorable du jardinier qui sarcle les herbes, je termine de lire Le chien des Baskerville et ses inquiétantes descriptions de lande brumeuse. Halloween approche...

Il y a un an, presque jour pour jour, je rendais hommage en musique à un autre ouvrage qui m'est cher et qui porte également une fragrance automnale : Quatrevingt-treize. Dernier roman de Victor Hugo, livre de maturité à mi-chemin de l'histoire de France et de la fiction, et énième ode à la mer, c'est quelque part une synthèse de toute une vie. Certains passages parviennent à concilier réalisme lyrique, grande puissance évocatrice, mysticisme et symbolisme. Comme ici, dans le quatrième chapitre du deuxième livre :

"Une des caronades de la batterie, une pièce de vingt-quatre, s'était détachée. Ceci est le plus redoutable peut-être des évènements de mer. Rien de plus terrible ne peut arriver à un navire de guerre au large et en pleine marche. Un canon qui casse son amarre devient brusquement on ne sait quelle bête surnaturelle. C'est une machine qui se transforme en un monstre. Cette masse court sur ses roues, a des mouvements de bille de billard, penche avec le roulis, plonge avec le tangage, va, vient, s'arrête, paraît méditer, reprend sa course, traverse comme une flèche le navire d'un bout à l'autre, pirouette, se dérobe, s'évade, se cabre, heurte, ébrèche, tue, extermine. C'est un bélier qui bat à sa fantaisie une muraille. Ajoutez ceci : le bélier est de fer, la muraille est de bois. C'est l'entrée en liberté de la matière ; on dirait que cet esclave éternel se venge ; il semble que la méchanceté qui est dans ce que nous appelons les objets inertes sorte et éclate tout à coup ; cela a l'air de perdre patience et de prendre une étrange revanche obscure ; rien de plus inexorable que la colère de l'inanimé. Ce bloc forcené a les sauts de la panthère, la lourdeur de l'éléphant, l'agilité de la souris, l'opiniâtreté de la cognée, l'inattendu de la houle, les coups de coude de l'éclair, la surdité du sépulcre. Il pèse dix mille, et il ricoche comme une balle d'enfant. Ce sont des tournoiements brusquement coupés d'angles droits. Et que faire ? Comment en venir à bout ? Une tempête cesse, un cyclone passe, un vent tombe, un mât brisé se remplace, une voie d'eau se bouche, un incendie s'éteint: mais que devenir avec cette énorme brute de bronze ? De quelle façon s'y prendre ? Vous pouvez raisonner un dogue, étonner un taureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir un lion ; aucune ressource avec ce monstre, un canon lâché. Vous ne pouvez pas le tuer, il est mort. Et en même temps, il vit. Il vit d'une vie sinistre qui lui vient de l'infini. Il a sous lui son plancher qui le balance. Il est remué par le navire qui est remué par la mer qui est remuée par le vent. Cet exterminateur est un jouet. Le navire, les flots, les souffles, tout cela le tient; de là sa vie affreuse. Que faire à cet engrenage ? Comment entraver ce mécanisme monstrueux du naufrage ? Comment prévoir ces allées et venues, ces retours, ces arrêts, ces chocs ? Chacun de ses coups au bordage peut défoncer le navire. Comment deviner ces affreux méandres ? On a affaire à un projectile qui se ravise, qui a l'air d'avoir des idées, et qui change à chaque instant de direction. Comment arrêter ce qu'il faut éviter ? L'horrible canon se démène, mange, recule, frappe à droite, frappe à gauche, fuit, passe, déconcerte l'attente, broie l'obstacle, écrase les hommes comme des mouches. Toute la terreur de la situation est dans la mobilité du plancher. Comment combattre un plan incliné qui a des caprices ? Le navire a, pour ainsi dire, dans le ventre la foudre prisonnière qui cherche à s'échapper ; quelque chose comme un tonnerre roulant sur un tremblement de terre" (Victor Hugo, Quatrevingt-treize, extrait).