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Le basson et ses finesses : entretien avec Lola Descours

Le joueur de basson, Gérard Portielje, 1886

Automne 2023. Tandis que je termine de composer et d'enregistrer plusieurs instrumentaux, je réfléchis à des créations solistes qui mettraient en avant des timbres injustement méconnus ou boudés du grand public. En complément de ce travail personnel, je propose sur mon blog des interviews à ces interprètes pour lesquels j'ai une immense admiration, ceux qui précisément sont les hérauts, les gardiens de ces timbres indispensables à la coloration et à l'expression de certains sentiments, dans les effectifs orchestraux ou chambristes...

Pour parler de l'instrument dont je joue, l'une des forces de la basse électrique est paradoxalement son absence de timbre typé : à l'instar de la guitare électrique, c'est un son que le musicien un peu bricoleur se plaît à personnaliser et moduler en changeant micros, cordes, amplificateurs, médiators ou techniques de main droite, racks d'effets numériques. Certes, les réglages technologiques peuvent l'aider un tantinet à moduler artificiellement sa voix, il n'empêche que lorsqu'on souhaite un instrument tonalement neutre, chargé d'abord et surtout d'épaissir les graves, la basse électrique est idoine. 

À contrario, quand on vise un instrument de tessiture grave qui ait un caractère acoustique propre, une signature organique intrinsèque, qui soit capable de sculpter chaque note en temps réel, de faire durer ou mourir le son sur commande, de souligner ou d'estomper les attaques dynamiques, et de "chanter", d'autres instruments s'imposent à l'interprète et au compositeur. Parmi eux, figure en bonne place le populaire violoncelle. Le grand public connaît moins son homologue parmi les bois, à savoir le basson.

C'est un instrument auquel je recours régulièrement dans mes compositions, soit pour conférer un voile et une distance mystérieuse à une mélodie grave à découvert (comme par exemple dans le pont de "Lady Macbeth"), soit pour caractériser davantage la basse harmonique au sein d'un ensemble ("Orlac"). Fort de son système d'anche double et de sa résonance, le basson ne se "noie" jamais dans un orchestre ; sa singularité s'entend.

Je rêverais de savoir en jouer (et d'en posséder un - c'est un investissement...) Le timbre du basson est grave, oui, mais incroyablement versatile pour un interprète habile : on l'entend tantôt comme un virtuose insouciant, élégant et galant (concertos de Vivaldi, Mozart), tantôt comme le grand-père bourru de Pierre et le Loup (Prokofiev).

Pour en apprendre plus sur cet instrument, sa pratique et son répertoire, j'ai la joie et la chance de pouvoir interviewer aujourd'hui une bassoniste plusieurs fois primée dans des concours prestigieux, Lola Descours.

Aubancien : Bonjour Lola Descours. Merci beaucoup de prendre le temps de répondre à mes questions.

Lola Descours : Bonjour Aubancien et merci pour votre accueil dans cette interview. Je suis ravie de pouvoir vous parler du basson, instrument qui m'est si cher mais dont la notoriété est si restreinte. La plupart des gens pensent ne pas connaître sa sonorité. Cependant, s'ils ont une fois dans leur vie regardé un dessin animé ou un film de Charlie Chaplin, sans parler de Pierre et le Loup bien sûr, ils sont, sans le savoir, familiers avec son timbre.

A : Pourriez-vous présenter votre parcours et vos fonctions actuelles en quelques phrases ?

LD : Après des études de piano et de basson, j'ai finalement choisi ce dernier qui permettait davantage de jouer en ensemble et en orchestre. C'est cette passion pour l'orchestre qui m'a guidée de Paris en Allemagne, puis actuellement aux Pays-bas. J'ai successivement été membre de l'Orchestre de Paris, où je suis restée dix ans (inaugurant dans mes dernières années la magnifique salle Porte de Pantin), puis de l'Opéra de Francfort qui m'a permis de découvrir davantage le monde lyrique pendant cinq années. Et je suis actuellement membre de l'Orchestre Philharmonique de Rotterdam

En parallèle de cette activité de musicienne d'orchestre, j'affectionne particulièrement la musique de chambre et l'enseignement. Partager et transmettre aux jeunes générations de musiciens est toujours un échange très enrichissant. J'accompagne les jeunes musiciens du Festival de Verbier ainsi que ceux de l'Orchestre Français des Jeunes l'été, ainsi que diverses classes que j'ai eu (Conservatoire Paris 8ème - CRR Saint-Maur-des-Fossés puis IESM Aix-en-Provence). 

Suite à plusieurs belles récompenses dans les concours internationaux, j'ai la chance de jouer de plus en plus en soliste avec orchestre, ou en sonate avec ma partenaire Paloma Kouider avec qui j'ai enregistré un premier album Bassoon Steppes.

A : Bassoniste, femme, française, soliste à l'international, enseignante, lauréate de plusieurs grands concours (dont le Concours international Tchaïkovski), on ne rencontre pas un profil comme le vôtre tous les jours (l'atypique que je suis vous félicite), et j'aime l'idée que les timbres graves sortent des clichés sexistes : les basses, de manière générale, ne sont pas l'apanage de la gent masculine, la preuve.

J'ai parcouru votre biographie, vos enregistrements et vos vidéos sur YouTube, et l'un des maîtres-mots qui guident votre parcours, est "passion". Vous semblez aussi à l'aise et enthousiaste pour interpréter les répertoires classiques que contemporains ou jazz, dès lors que votre amour du basson peut s'épanouir. D'ailleurs, vous souvenez-vous du moment où vous vous êtes dit : "Je veux jouer de cet instrument" ? Et que représente-il aujourd'hui pour vous, sur le plan affectif ou symbolique  ?

LD : Le basson est ma voix ; il est mon porte-voix, l'outil vibrant et vivant à travers lequel je m'exprime. Je suis littéralement tombée en amour devant cet instrument, quand j'avais 11 ans alors que je chantais dans L'Enfant et les Sortilèges de Ravel. Son timbre et son apparence si originale, m'ont séduite. 

Il est aussi un partenaire au quotidien, celui qui est présent dans les moments difficiles comme dans les moments de joie, celui qui vous confronte et vous fait grandir !

A : Hormis sa forme et ses dimensions, quelles sont les spécificités matérielles du basson ? Quels défis impliquent-elles pour l'instrumentiste ?

LD : Le basson utilise une anche double formée de deux lamelles de roseau qui vibrent entre elles et c'est ainsi que l'on produit un son. Sans cette anche, l'instrument ne produit aucun son. Et ces anches sont de fabrication artisanale. Ainsi, les bassonistes du monde entier sont autant des artisans du roseau que des musiciens. Chaque pièce de roseau est unique et réagit différemment. Fabriquer ces anches représente une grande partie de notre travail. Toute la vie durant, maîtriser cette matière vivante est un réel défi pour les bassonistes. Il va sans dire que ces petites merveilles sont périssables...

A : Je me suis invité en tant que spectateur à l'un de vos cours mis en ligne sur la chaîne Youtube de l'IESM d'Aix-en-Provence. C'est très intéressant d'entendre non seulement la musique, mais également les conseils et recommandations de l'enseignante que vous êtes. Chaque instrument comporte des difficultés et particularités. Pour le bassoniste, les notions d'attaque, d'articulation et d'expression sont primordiales si j'ai bien compris ?

LD : En effet, vous avez bien observé ! En tant qu'enseignante, j'aime toujours associer l'expression et la technicité, plutôt que de séparer les deux et ensuite devoir les reconnecter. Maîtriser un instrument est une discipline très exigeante, néanmoins cela ne me semble pas une fin en soi. Ce que l'on raconte, ce que l'on exprime grâce à cette technique instrumentale, n'est-ce pas là le réel objectif ?

A : Y a-t-il encore des parties de basson (ou des transcriptions pour basson) qui vous intimident en tant que soliste ?

LD : J'ose le dire : beaucoup de pièces encore m'intimident ! Car même au contact des oeuvres que j'ai souvent jouées, j'ai toujours envie d'aller plus loin et de faire mieux. L'exigence face à une partition ne fait que s'accroître. C'est une vraie école d'humilité ! 

A : On dit que comparaison n'est pas raison, toutefois Berlioz lui-même ayant comparé et caractérisé chaque timbre instrumental dans son Traité d'instrumentation et d'orchestration, je me permets de lui emboîter le pas : selon vous, dans quel registre psychologique ou compositionnel le basson excelle-t-il ? Quels sont ses atouts et forces par rapport à d'autres instruments de tessiture grave, tel que le violoncelle ?

LD : Le basson est double : il est à la fois comique et grave. Il est très à l'honneur dans les dessins animés ou les films burlesques comme ceux de Chaplin que je citais plus haut. Dans les scènes drôles, grotesques (Berlioz dit qu'il a "une propension au grotesque"), lors de sauts périlleux, de cascades, il est utilisé de manière très staccato avec des grands sauts de registres, une des ses grandes qualités et facilités par rapport à son cousin le violoncelle. 

À l'inverse, dans un mode de jeu lyrique et legato, sa sonorité grave et chaude, d'une grande profondeur, presque tragique, se rapproche de son parent le violoncelle. Elle est particulièrement prégnante à l'opéra, ou mise en exergue par les compositeurs russes dans leurs oeuvres orchestrales. Sur ce point, je m'éloigne des propos d'Hector Berlioz. Mais la facture instrumentale ayant beaucoup évolué, la sonorité du basson de 1850 et celle du basson d'aujourd'hui sont très éloignées !

A : Comme la plupart des gens, j'ai découvert le basson via l'air de l'Apprenti sorcier de Paul Dukas. Plus tard, l'intérêt de Tchaïkovski et de Ravel pour cet instrument a attiré mon attention. Ce dernier a confié quelques solos mémorables au basson (comme par exemple dans la version orchestrée d'Alborada del gracioso), mais aussi à son proche parent, le contrebasson (dans Ma mère l'Oye et dans l'introduction du Concerto pour la main gauche). Jouez-vous également du contrebasson ?

LD : Maurice Ravel fut un orchestrateur hors pair, qui a su proposer des mélanges d'instruments, de timbres, très novateurs. Il a utilisé le basson dans son registre très aigu au sein du Boléro (première évocation du second thème), dans le Concerto en sol majeur (un solo presque jazzy), ou expressif sous la chaleur torride espagnole presque pesante dans Alborada del Gracioso. Mais utiliser le contrebasson dans son introduction du Concerto pour la main gauche, avec une phrase magnifique venant d'outre-tombe ou dans le rôle de "La Bête" sur une de ses comptines enfantines de Ma mère l'Oye ("Les entretiens de la Belle et de la Bête") est encore plus surprenant ! J'ai eu la chance de jouer tous ces solos de contrebasson puisque mon premier poste était contrebasson solo à l'Orchestre de Paris. J'aimais beaucoup ces vibrations extrêmement graves ; toutefois je dois avouer que l'appel du basson a été plus fort !

A : Vous avez publié un album (Basson steppes) au printemps 2022, sur lequel vous accompagne la pianiste Paloma Kouider. La musique romantique et moderne russe y est à l'honneur (Rachmaninov, Scriabine, Chostakovitch etc). Cet opus inclut aussi une œuvre que vous avez commandée à la compositrice contemporaine Lera Auerbach. Pourriez-vous nous présenter cet album ?

LD : Le choix de ce répertoire pour mon premier album, enregistré après mon succès au concours Tchaïkovski, n'était pas anodin. Il me semble que le son du basson, grave et profond, sied particulièrement bien à la musique russe. Dans cet opus, j'ai voulu présenter en sonate les compositeurs qui mettent si bien le basson en valeur à l'orchestre. Ainsi, nous avons adapté la sublime sonate de Rachmaninov pour violoncelle et piano dans une version plus vocale au basson, le nocturne op. 19 de Tchaïkovski également pour violoncelle à l'origine, ainsi qu'une sélection de préludes de Chostakovitch op. 34 pour piano arrangés pour basson et piano. L'incandescente étude op. 8 pour piano de Scriabine ouvre ce voyage en terre russe, que Lera Auerbach prolonge vers la modernité avec sa pièce très poétique "I walk unseen" sur un poème de Lord Byron. Enfin, deux mélodies de Rimski-Korsakov et de Glinka adaptées au basson complètent cet album.

A : Y a-t-il des répertoires que vous êtes particulièrement encline à interpréter, ou préférez-vous une certaine polyvalence ? Avez-vous de nouveaux projets d'albums ou de groupes, ou un évènement prochain qui vous tiendrait fort à cœur ?

LD : Quelle chance, la variété de répertoire dans mon métier ! J'apprécie plus que tout de me plonger dans l'univers d'un compositeur : son style, le contexte historique, géographique, le temps d'un projet... puis de changer de pays, de siècle, pour être immergée dans un autre univers ! 

Concernant mon actualité, un nouvel album dédié à Nadia Boulanger sortira au printemps 2024. Il se concentrera sur l'héritage légué par la musicienne et pédagogue française, au travers de ses élèves Copland, Piazzolla, Bernstein, Cosma, ou de ses amis compositeurs proches (Stravinsky, Poulenc, Francaix). Mon nouveau trio "ABC" (accordéon, basson, contrebasse), dont je vous laisserai la joie de découvrir l'original mélange de timbres, sera présent sur quelques titres de l'album.

Je jouerai également dans de nombreux concerts, aux Flâneries musicales à Reims, au Canada au Domaine Forget, la saison prochaine en soliste avec mon orchestre dans le concerto de Jolivet parmi d'autres !

A : "Bassoon around the World". C'est le titre d'une série de vidéos musicales sur votre chaîne Youtube. On vous entend et on vous voit jouer dans des paysages montagneux ou agrestes. D'où vous est venue cette idée ?

LD : L'envie d'élargir les frontières du basson et de le faire découvrir au plus grand monde m'a incité à le mettre en scène dans des décors où on ne l'attend pas. Au travers de courtes pièces caractérisées, pour la plupart empruntées à la voix ou à d'autres instruments, le réalisateur Pierre Dugowson et moi-même avons laissé libre cours à notre imagination pour donner naissance à ce projet "Bassoon around the World". 

Chemin faisant, il compte maintenant quatre séries que vous pourrez visionner sur YouTube ou Instagram : première série dans les plaines de Champagne "Bassoon and the Wheat" (le Basson et le blé), puis dans les coulisses de l'Opéra de Francfort "Bassoon in the Wings" (le Basson en backstage) afin de réveiller cette grosse machinerie invisible qui avait sommeillée si longtemps pendant le confinement. Puis la sublime nature lors du festival de Verbier "Bassoon and the Wind "(le Basson et le vent) et enfin la toute dernière série "Bassoon and the Windmills" (le Basson et les moulins) filmée aux Pays-Bas et qui est en cours de parution !

A : Question bonus : à quels loisirs aimez-vous vous adonner, lorsque vous ne travaillez pas le basson ?

LD : En dehors des nombreuses heures passées à ma petite menuiserie d'anches, j'aime lire, me ressourcer dans la nature, ainsi que toutes les activités nautiques possibles sur le lac en bas de la maison !

A : Lola Descours, merci infiniment pour cet entretien. À bientôt !

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Entretien réalisé par Aubancien, en décembre 2023.