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À la découverte de l'orgue : entretien avec Thomas Pellerin

L'orgue de l'église Saint-Eustache à Paris,
aquarelle, 1801, Musée Carnavalet

Fin janvier 2023. Après le très beau concert de musique baroque et classique donné à la chapelle des Ursules d'Angers, j'interviewe son organisateur, le sopraniste Xavier Truong-Fallai. Il en résulte une invitation à venir écouter, le 2 avril, dans la chapelle du Bon Pasteur, la prochaine prestation des ensembles Intenso et Accordance, dont il est le chef de chœur. En attendant, en bons mélomanes angevins, nous réservons nos billets pour un concert du Printemps des Orgues, qui doit avoir lieu le 13 avril, en l'église Notre-Dame de Beaufort-en-Vallée...

13 avril 2023, 20h. Nous prenons connaissance du programme de musique instrumentale : deux œuvres de Moussorgski (Une nuit sur le mont Chauve, Tableaux d'une exposition), une de Rachmaninov (Prélude en do dièse mineur), une de Liszt (Orpheus). Le concert commence. Sur la tribune d'orgue, trois musiciens se répondent, s'envolent en solistes ou mêlent leurs voix, les fusionnent fréquemment, en unisson ou en antiphonie, jouant sur les sympathies tonales entre mêmes membres de la grande famille des instruments à vent. De la nef où nous sommes assis, en contrebas, nous ne les voyons pas ou à peine, mais nous sommes transportés par la puissante plénitude, l'ample richesse et la brillance du trio, à la fois homogène et varié. Par moments, des souvenirs d'analyse orchestrale s'immiscent dans mon oreille pour se livrer à un jeu subtil : est-ce la trompette, le trombone, ou bien les orgues que j'entends ici ?...

Ne pouvant répondre avec certitude à cette question, mes yeux tantôt se ferment, s'abstraient dans une méditation qui laisse infuser la musique en moi, tantôt s'ouvrent sur des vitraux qui filtrent, en le ravivant de tons violets, un crépuscule argenté. Tout en écoutant, je jette un œil intermittent sur la brochure de présentation du concert. Un nom ressort et résonne dans mon esprit : Thomas Pellerin, l'organiste. Il m'est déjà connu ; c'est lui que nous avons entendu, précisément, le 2 avril, accompagnant Xavier Truong-Fallai, Intenso et Accordance. Ce n'est d'ailleurs qu'une demi-coïncidence, car le musicien, originaire de Charente, est un homme très actif et fait beaucoup pour populariser l'orgue et les orgues, dans son département d'adoption, le Maine-et-Loire. Rencontre.

Aubancien : Bonjour Thomas Pellerin ! Je suis à la fois heureux et honoré de vous rencontrer. Merci à vous de prendre le temps de répondre à mes questions.

Thomas Pellerin : Bonjour Aubancien, c’est toujours un plaisir de partager au sujet de mon métier, aussi varié que passionnant. 

: J'ai eu l'occasion de converser avec de nombreux musiciens d'horizons et de styles différents dans ma vie, mais c'est la première fois que je rencontre un organiste de renom, et que j'ai toute latitude pour étancher ma curiosité. J'aurais énormément de questions à vous poser ; hélas le format et le temps ne le permettent pas, aussi je tâcherai de ne pas (trop) me disperser... Tout d'abord, Thomas Pellerin, qui êtes-vous et quelles fonctions principales occupez-vous ? 

TP : Je suis organiste, et j’ai la chance de vivre de ma passion. En France, aujourd’hui, le statut des organistes est très particulier, puisqu’à part de très rares exceptions il n’y a qu’une façon d’en vivre : l’enseignement. J’enseigne donc l’orgue au Conservatoire à rayonnement régional d’Angers et j’ai à ma charge environ vingt-cinq élèves, principalement enfants, adolescents ou jeunes adultes, de débutants à confirmés. Toutefois, ce métier permet une grande variété d’activités et j’ai la chance d’être organiste titulaire de la Cathédrale d’Angers.

Mon autre grande occupation est celle de concertiste, que ce soit à l’orgue ou au clavecin, seul ou en ensemble.

: Nous avons plusieurs points communs musicaux. Le premier pourrait presque s'incarner dans votre instrument de prédilection, l'orgue. Tandis que j'utilise la musique assistée par ordinateur, et ponctuellement le chant-guitare-percussion pied pour jouer l'homme-orchestre, vous commandez seul, par l'entremise de claviers, manettes et pédales, tout un ensemble de tuyaux, de jeux et registres dont les noms mêmes évoquent un orchestre classique : flûte, hautbois, trompette, cymbale etc. Cependant, pour le grand public, l'orgue est encore nimbé d'un certain mystère...

On ne sait pas toujours en quels matériaux il est fait, ni si c'est un instrument à clavier, à vent, autre chose. L'ouvrage de menuiserie, monumental et travaillé, impressionne certes, mais on n'aperçoit que rarement l'organiste qui fait vibrer l'intérieur du lieu et nos cœurs. Dans l'adaptation cinématographique du Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux, en 1925, le réalisateur Rupert Julian associe l'orgue à une scène anthologique : le protagoniste éponyme est démasqué, alors qu'il est en train de jouer de cet instrument. C'est une scène spectaculaire visuellement, mais qui a aussi une signification profonde : on ne connaît finalement pas très bien l'interprète qui, dans l'ombre, se fait l'humble véhicule de la musique, en l'occurrence ici l'organiste.

Je ne m'attendais évidemment pas à voir un monsieur masqué ou revêche derrière l'orgue, mais plus sérieusement je vous avouerai que j'ai été agréablement surpris par votre fraîcheur et votre décontraction souriante. On sent la passion qui vous anime. Thomas Pellerin, pouvez-vous nous dire pourquoi et comment l'orgue est devenu votre instrument de cœur ?

TP : Je suis venu à l’orgue comme j’aurais pu venir au violon ou à la clarinette. J’ai croisé un jour cet instrument qui m’a interpellé, et l’histoire ne s’est jamais arrêtée. Évidemment cela ne fait pas tout, car cet instrument imposant et mystérieux attire énormément les jeunes enfants lorsqu’ils ont l’occasion de s’en approcher, mais il faut des années de travail pour à la fois entretenir cette passion et atteindre le niveau suffisant pour finir par en vivre. 

A : Il existe des centaines de types d'instruments de musique. Et des millions de musiciens. La vie a voulu que nous ne soyons pas tous sensibles aux mêmes instruments, voix incluses : chacun d'entre eux a ses spécificités, un répertoire, un toucher et une vibration propres, qui vont attirer tel ou tel musicien, retenir tel ou tel auditeur. 

Chacun possède également ses réalités logistiques et matérielles. Juste avant cet entretien écrit, vous me disiez que l'orgue a, entre autres particularités, celle d'être un instrument peu mobile, qui reste donc intrinsèquement lié à l'écrin qui l'abrite. Ce qu'on entend n'est pas uniquement le timbre de l'orgue, mais la somme de l'orgue et du lieu (acoustique et autres propriétés). Vous m'avez raconté une anecdote au sujet de cette symbiose : dans de nombreux endroits, il est avéré que la poussière même a eu une incidence positive sur le caractère sonore des orgues.

Cette indissociabilité physique se complète d'une indissociabilité symbolique et historique : pour écouter en son direct des grandes orgues, il faut entrer dans un sanctuaire religieux chrétien ; elles sont un élément de notre patrimoine. Pour autant, et comme le programme de musique profane donné à Beaufort-en-Vallée l'a démontré, on peut parfaitement apprécier la musicalité de l'orgue ou des orgues sans être croyant et pratiquant stricto sensu. Néanmoins, il est difficile de ne pas être sensible à ce parfum d'âme qui émane de la musique, du cadre, de l'union des deux...

Sainte Cécile à l'orgue, Carlo Dolci, entre 1665 et 1677,
Collections nationales de Dresde

Par définition, vous passez une grande partie de votre temps dans les églises. Nous ne sommes pas là pour faire du prosélytisme, en revanche il peut être intéressant d'avoir le ressenti d'un interprète, sur ce sujet du lien entre musique et mysticisme. Ou, plus simplement, l'atmosphère du lieu inspire-t-elle votre jeu, votre approche de l'instrument ?

TP : C’est avant tout ce qui m’a attiré vers l’orgue : l’écrin patrimonial dans lequel il se trouve, la surprise de découvrir un instrument à chaque fois différent, empreint d’une histoire qui lui est propre ; le rendu sonore et acoustique pas forcément en rapport avec l’apriori visuel… Cela donne des possibilités quasi illimitées, et lorsqu’on est enfant, c’est un monde qui s’ouvre. On ne peut que très rarement être propriétaire d’un orgue, à l'inverse d'un trompettiste qui peut posséder plusieurs trompettes. Mais tous les orgues sont potentiellement à tous les organistes, et cela permet de jouer des instruments extraordinaires dans le monde entier. 

En tant qu’organistes, nous sommes constamment en train de nous adapter à des lieux, des acoustiques et des instruments différents, et c’est un des aspects principaux de ce métier : l’adaptation.



A : Sur un plan plus concret, vous m'avez dit que l'orgue et le métier d'organiste avaient une place un peu à part en France, depuis la séparation de l'Église et de l'État. Le musicien, pour vivre de son métier-passion, doit porter plusieurs casquettes. Ce qui est aussi une chance et l'opportunité de diversifier ses compétences, contributions et rencontres. En plus d'être organiste de concert et de chœur, enseignant, vous intervenez également dans des contextes d'expertise/consultation relatifs au financement, à la restauration ou fabrication d'orgues, ou encore en tant que directeur artistique de festival. Pouvez-vous nous parler de vos différentes missions ?

TP : J'ai la chance de m’occuper de la direction artistique de trois festivals : l’un en Charente, "Au Gré des Arts", que j’ai créé il y a douze ans, et deux autres en Anjou, que je dirige avec Amandine Duchênes : "Les Heures Musicales de Cunault" et "Les concerts de la Chapelle de Montplacé".

Une autre activité est celle du conseil pour des associations ou des collectivités qui cherchent souvent une personne qualifiée pour accompagner une restauration ou une construction d’orgue. Je suis régulièrement sollicité pour ce genre de missions, notamment dans la région.  

A : J'ai découvert avec émotion Jean-Sébastien Bach il y a trente ans, et cet amour ne m'a jamais quitté depuis. Pour le bassiste électrique que je suis, c'est un itinéraire qui a exigé de moi de me familiariser avec la notion de transcription et d'arrangement - c'est toujours un challenge, mais un challenge passionnant. Dans votre concert du 13 avril, vous avez interprété plusieurs transcriptions préexistantes d'œuvres classiques. Participez-vous vous-même à la réalisation d'arrangements ou bien encore à celle de créations contemporaines ?

TP : L’orgue n’est pas seulement un instrument du passé, c’est aussi un instrument du présent et du futur car la création de nouveaux instruments est très active. La musique évolue également : nous avons de la musique écrite pour orgue depuis 1360 (manuscrit de Robertsbridge), et la composition pour orgue ne s’est jamais arrêtée - de nombreux compositeurs écrivent aujourd’hui pour orgue. J’ai moi-même été à l’origine de plusieurs commandes à des compositeurs, et j’ai de nombreuses fois participé à des créations pour orgue seul, orgue et chœurs, orgue et instruments, etc.

La transcription est également une activité très courante pour orgue. Bach lui-même transcrivait par exemple pour orgue des pièces orchestrales de ses contemporains, tels que Vivaldi.

Le programme que nous avons donné à Beaufort-en-Vallée ne comportait aucune pièce originale pour orgue, puisqu’il y avait des pièces écrites à l’origine pour piano ou orchestre. 

: On conclut traditionnellement un article en regardant devant soi. J'ai donc plusieurs questions prospectives. La première : sur quel répertoire travaillez-vous pour vos prochains récitals ? La seconde : que diriez-vous à des gens, jeunes ou non, intéressés par l'orgue, pour les convaincre de prendre des cours ?

TP : Dans les mois qui viennent, j’ai pas mal de projets de récitals solo à l’orgue, mais aussi des engagements au clavecin avec des ensembles instrumentaux. 

À l’orgue, le répertoire que je travaille n’est pas ciblé, puisque c’est la particularité de cet instrument, évoquée dans la question précédente : on peut, lors d’un récital, jouer de la musique s’étalant sur quasiment sept siècles ! Tout est dans l’art de la construction d’un programme qui doit s’adapter à l’orgue sur lequel nous sommes invités à jouer. 

Pour les gens intéressés par l’orgue, je dirais simplement de venir voir, la magie de l’instrument fera le reste. Personne ne reste indifférent en découvrant un orgue comme celui de la Cathédrale d’Angers.

Il existe une multitude de possibilités d’apprentissage, car même si le conservatoire accueille principalement des jeunes, quelques adultes font partie de la classe d’orgue. De plus, plusieurs classes d’orgue ont ouvert dans le département et accueillent toutes sortes de profils. Osez simplement !  

: Thomas Pellerin, mille mercis pour cet entretien. À bientôt !

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Entretien réalisé par Aubancien le 8 mai 2023.