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Georges Brassens en concert au Théâtre national populaire, octobre 1966 (Photo de Roger Pic, domaine public) |
L'été est la saison des festivals. En ce mois de juillet, j'ai souhaité rendre un petit hommage à un musicien dont j'ai toujours plaisir à explorer le répertoire et qui, plus de quarante ans après sa mort, continue d'attirer des foules de spectateurs dans les événements qui lui sont consacrés.
Ma découverte de la musique de Georges Brassens remonte à la première moitié des années 80. Entre deux tubes new-wave ou pop anglophones, quelques radios françaises assumaient leur chauvinisme en diffusant des grands noms de la chanson française : Barbara, Duteil, Cabrel, Brassens... Je perdis de vue et d'ouïe ces artistes, avant de les redécouvrir, au gré des rencontres artistiques qui jalonnèrent mon itinéraire personnel. Apprenant la pratique du chant-guitare, les premières partitions que j'imprimai et jouai, furent des chansons de "Tonton Georges". Des classiques quand on souhaite se coltiner à ce périlleux funambulisme musical qui consiste à se démultiplier. Sous des apparences de simplicité, la tâche qui attend l'interprète de telles reprises est véritablement ardue. Explication...
Trente ans de carrière
Né en 1921 à Sète, Georges Brassens occupe différents emplois manuels, de la veille de la seconde guerre mondiale à la fin des années 40. Installé à Paris chez sa tante puis une amie de celle-ci, Jeanne Planche, il fréquente assidûment les bibliothèques et les cafés-concerts "rive gauche". Se découvrant une passion et des dons pour "les mots et les notes", il commence à écrire (des poésies, un roman, des articles libertaires), à composer des chansons, à en proposer à d'autres chanteurs (il rechignait alors à se mettre en avant). Sa carrière décolle en 1952, suite à une audition dans le cabaret montmartrois de Patachou.
En tout, durant près de trente ans, il enregistrera quatorze albums originaux, publiés de son vivant (presque toujours en effectif réduit : seul, à deux, ou à trois musiciens acoustiques), se produira sur des grandes scènes françaises (Bobino fut sa salle fétiche), et à l'étranger (Belgique, Suisse, Italie, Québec, Afrique du Nord...), apparaîtra régulièrement dans des émissions de télévision aux côtés d'autres artistes (Charles Aznavour, Charles Trenet, Tino Rossi, Nana Mouskouri, Yves Duteil, Maxime Le Forestier, Alain Souchon, Philippe Chatel...), et jouira de ce rare privilège d'être élevé de son vivant au rang de mythe. Affaibli physiquement, souffrant de longue date d'une maladie des reins, il sera emporté le 29 octobre 1981, quelques jours après son soixantaine anniversaire.
Artiste à la fois attachant et d'une grande rigueur, influençant dès les années 60 - à contre-courant de la mode yé-yé - une génération entière d'auteurs-compositeurs-interprètes, il lègue au monde un héritage artistique foisonnant, de grande qualité, et indémodable.
Un artiste populaire au sens noble du terme
L'oeuvre de Brassens a beau partager, avec les grands poèmes et fables en langue française, une résonance humaniste, elle n'en demeure pas moins intimidante et complexe. Telle un kaléidoscope iridescent, elle renvoie des lumières changeantes et subtiles, très loin du manichéisme et du simplisme qui formatent nos sociétés depuis plusieurs décennies. Quelques paroles, mal comprises ou saisies en gommant leur (auto)dérision et leur cynisme sociétal et social contextuel, passeraient très mal (ou pas du tout) auprès de certains, si elles étaient produites de nos jours. D'autres, par dizaines, étaient et sont restées des classiques de la chanson française. Avec une sorte de couronne de laurier en guise de coiffe symbolique pour chacune de ces chansons, mais une couronne aussi belle à contempler qu'à déguster : quel auditeur, en effet, ne s'est pas pris à fredonner irrésistiblement l'air de l'Auvergnat, ou des Copains d'abord, dès les premières mesures entendues à la radio ou en concert ? Georges Brassens (essentiellement autodidacte et dont le piano fut le premier instrument) est l'un de ces rares artistes à posséder la double casquette de la postérité : musicien populaire dans tous les sens du terme ; et monstre sacré pour ses homologues et confrères artistes - qu'ils soient paroliers, poètes, compositeurs, chanteurs, ou guitaristes.
Un créateur universel...
Sur le plan de la conception littéraire, l'auteur Brassens avait un talent universel. Il maniait et mêlait, souvent sans transition et avec plaisir, tous les registres du langage et de l'émotion : le familier, le populaire, le vulgaire, le courant, le soutenu, le littéraire, le rare, le savant, les références à d'illustres poètes, à la mythologie, à la théologie, à l'histoire ; la délicatesse, le doute, la provocation, l'irrévérence, la pudeur, les failles et fragilités touchantes, assumées jusqu'à faire éclore des sourires sur les visages les plus hermétiquement renfrognés, l'absurde, la paillardise, la mélancolie, la critique de la société de consommation et des mesquineries humaines...
Le spectre psycho-affectif couvert est tellement vaste que son auteur en devient inclassable. Il ne saurait se réduire à un étiquetage épithète ou être circonscrit à une case : il n'est pas "un subversif", ni "un facétieux amateur de jeux de mots", ni un "artiste rive gauche", ni un attachant bougon un brin anar', ni un philosophe populaire, ni quoi que ce soit de réducteur ; il est potentiellement tout en même temps, ce qui en fait une source intarissable de surprises et de (re)découvertes.
... et singulier
On retrouve sur le plan compositionnel, le même mélange de liberté et de rigueur, que celui observé dans ses vers. Je n'avais pas encore dix ans que déjà, mon oreille et mon cœur s'émouvant de cette musique différente des autres qui passaient sur le poste de radio familial, nourrie de séquences d'accords raffinées, pensées selon des règles codifiées d'harmonie classique, je compris qu'il appartenait à Brassens, ainsi qu'à ses émules et disciples, d'entretenir une élégante et lointaine tradition. Le temps ne fait rien à l'affaire, quand on... apprécie la musique de Brassens à huit ans, il y a de fortes chances qu'on l'apprécie encore, et même qu'on s'invétère dans cette prime inclination, l'âge avançant.
Quand même ils récusèrent de leur vivant toute affiliation élitiste, certains créateurs de l'ère moderne semblent être venus d'un autre monde et d'une autre époque. Il y a dans leur œuvre des subtilités tonales, une magie qui nous échappe largement mais qui ne cesse de susciter notre admiration. Peut-être justement parce qu'on n'écrit plus, on ne pense plus, désormais, la musique de variétés de cette façon. C'est un savoir et un savoir-faire en grande partie oubliés dans leurs principes - mais heureusement pas encore totalement oblitérés dans leurs réalisations.
Mais c'est aussi une philosophie particulière de la création artistique, qui ne laisse aucune place à la surcharge emphatique, aux fioritures ou au hasard. Le compositeur Robert Schumann affirmait que la plupart des mélodies qui paraissent simples et "évidentes", sont souvent celles qui ont exigé de leurs concepteurs le plus de travail. Dégrossir une mélodie, épurer sa lettre sans en frelater l'esprit, est tout un art.
Le chanteur-guitariste... des chanteurs-guitaristes ?
Enfin, il y a le Brassens des interprètes. Pourquoi est-ce de la témérité, que de l'interpréter ? D'abord, parce que ses chansons ont été vécues avant d'être conçues, senties avant d'être pensées. Chanter Brassens revient à porter certes des paroles intelligibles et des messages universels ; cela implique également d'endosser des habits taillés sur-mesure par et pour son auteur-compositeur. Ensuite, parce que les chansons de Brassens sont faussement simples sur le plan technique ; cela a déjà été dit et écrit mille fois.
Chanter et s'accompagner à la guitare, seul ou non, est un exercice délicat. Cependant, la pratique et la confiance subséquente, rendent cette autonomie polyvalente plus naturelle... en général. Les chansons de Brassens peuvent constituer une exception. Les accords ont beau se répéter cycliquement durant les couplets et refrains, ils n'en demeurent pas moins variés et riches (accords de sixte, de septième, accords diminués, augmentés, accords de passage multiples sur des mouvements rapides). En outre, leur enchaînement doit s'effectuer avec fluidité, sans se laisser troubler par une mélodie vocale dont le rythme (souvent ternaire, comme dans Le bulletin de santé, ou alternant notes pointées et notes régulières - La non-demande en mariage) diffère du rythme binaire de pompe à la guitare - ce qui impulse, par contraste, ce fameux swing ou balancement. La répétition, par son caractère hypnotique, peut aussi faire trébucher l'interprète qui, se reposant sur une routine confortable, mésestime la concentration et l'endurance requises dans les barrés et multiples sauts de position (Le grand chêne).
Interpréter Brassens : une réelle gageure
Georges Brassens possédait une vaste culture poétique (il mettra en musique Villon, Hugo, Lamartine, Richepin et tant d'autres ; et s'amusera à jouer avec les codes de la versification, comme dans Embrasse-les tous où de faux alexandrins soulignent une java "boiteuse", clin d'oeil au sonnet boiteux de Verlaine). De plus, sa sensibilité musicale éclectique, ouverte, savait habilement colorer ses morceaux et diversifier ses emprunts : à côté des pompes binaires (Rien à jeter), des pompes ternaires (La complainte des filles de joie), et des rythmes de jazz manouche endiablés (Le vent), il est assez fréquent dans ses compositions de croiser des danses traditionnelles (par exemple la valse dans Chanson pour l'auvergnat, la sardane dans Bécassine, la tarentelle dans La légende de la nonne, la mazurka dans Les amoureux des bancs publics), des danses de bal musette (la java dans Le bistrot), des danses de salon (le one-step dans Corne d'auroch, le foxtrot dans Le mouton de Panurge), des marches (La religieuse), des ballades troubadours (Le verger du roi Louis), ou des constructions 100 % arpégées (Stances à un cambrioleur)...
Aussi, le trac de Brassens sur scène n'était peut-être pas uniquement le fruit d'une timidité chronique. Il savait surtout, mieux que personne, à quel point il est difficile de maintenir durant plusieurs minutes et à fortiori un concert entier, non pas une seule justesse (harmonique), mais deux, trois, quatre justesses, ou plus : hauteur de notes juste (sur des ambitus parfois de deux octaves - de mi bémol deuxième octave à mi bémol quatrième octave dans Grand-père), rythmes simultanés justes, tempo stable, justesse d'élocution (La femme d'Hector, La ronde des jurons), mémorisation ordonnée d'un long poème (Supplique pour être enterré à la plage de Sète), mémorisation de longs cycles d'accords (Le grand Pan), modulations (L'amandier, Le mauvais sujet repenti), changements de tempo (Le parapluie) ou de signature rythmique (Vénus callipyge), justesse dynamique et pertinence psychologique et physiologique de timbre (façon de "poser la voix" propre à chaque morceau - écoutez Le gorille puis La marche nuptiale, ou bien encore le sol dièse deuxième octave d'outre-tombe sur l'avant-dernière mesure du refrain de Mourir pour des idées)... Le tout sans cesser de regarder le public ! C'est un exercice complet, technique, physique, intellectuel, émotionnel. Humain en un mot. C'est loin d'être commun (litote)...
De grands artistes l'ont tout de même repris avec un certaine réussite, mais ils ne sont pas légion (Maxime Le Forestier, André Chiron en provençal ou en français, et d'autres) - à chacun ensuite de se faire son opinion, en fonction de sa sensibilité.
Pour le grand public, l'œuvre de Georges Brassens participe des classiques de la chanson française. Et pour les mélomanes et amateurs de textes qui parlent au cœur et à la raison, Tonton Georges est toujours l'occasion d'un salutaire retour aux sources. "Auprès de mon arbre, je vivais heureux..."
Aubancien, le 11 juillet 2023.
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Quelques liens externes pour prolonger la lecture :
Site complet consacré à l'univers de Georges Brassens : https://www.georges-brassens.fr
Page wikipédia sur Georges Brassens : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Georges_Brassens
Site d'analyse des textes de Brassens : http://analysebrassens.com
Site avec des pages dédiées aux modèles de guitares de Brassens : https://www.benoit-de bretagne.com
Des festivals autour du répertoire de Georges Brassens :
https://autour-de-brassens.blogspot.com
https://m.facebook.com/p/Festival-un-dimanche-avec-Brassens-et-Compagnie-100035516781752