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À la découverte des plus belles voix instrumentales de l'ère baroque : entretien avec Étienne Mangot, violoncelliste et gambiste

Madame Henriette de France, Nattier, 1754 (Château de Versailles)

Vendredi 4 août 2023. Un concert de musique baroque, en l'église Saint-Pierre du Crest de Montsoreau, donne le coup d'envoi de nos vacances. Des artistes de renom sont attendus pour ce nouveau volet des 28èmes Musicales de Montsoreau. Parmi eux, je connais déjà Mario Raskin et Hugo Reyne, pour les avoir entendus sur plusieurs disques. C'est aussi pour moi une soirée particulière : je fais découvrir à mon aimée plusieurs instruments de musique. Chacun a un timbre, une nature, et des techniques qui lui sont propres. Chacun a son histoire et a engendré une longue descendance. Et dans le contexte d'un répertoire baroque français, italien, et allemand, chacun se voit à tour de rôle assigner un rôle bien précis : soliste, concertiste, continuiste.

À côté de la flûte à bec baroque, pas très éloignée de la flûte à bec moderne, ou encore du clavecin, ancêtre du piano, le public présent, intrigué, examine sous toutes les coutures le longiligne théorbe, cousin du luth et lointain parent de la guitare, ainsi que la viole de gambe.

Les murmures s'amplifient jusqu'à ce qu'un spectateur, profitant d'une pause entre deux morceaux, interpelle le gambiste par la question qu'on se pose souvent sans oser la poser : "Quelle est la différence entre la viole de gambe et le violoncelle ?" Un peu surpris, comme nous tous, par cette entorse faite aux convenances, mais conscient que cette interrogation est aussi fréquente que légitime, l'instrumentiste se prête au jeu et formule une réponse claire et pédagogique... L'occasion pour moi de reprendre la balle au bond et de prolonger cette séance d'instructives questions-réponses avec Étienne Mangot, violoncelliste baroque et gambiste.

Aubancien : Bonjour Étienne Mangot, et merci à vous de prendre le temps de répondre à mes questions. Vous avez un parcours musical varié et intéressant : vous venez en effet du violoncelle classique, et ce n'est que plus tard que vous avez bifurqué pour emprunter les sentiers du baroque et des instruments dits anciens. Vous vous êtes perfectionné aux côtés de Marianne Müller, un grand nom de la viole de gambe, qui s'est notamment illustrée dans Bach et Abel. Pourriez-vous nous présenter votre itinéraire ? À quel moment avez-vous eu le déclic ou le coup de foudre pour le violoncelle baroque et son proche parent la viole de gambe ?

Étienne Mangot : J'ai découvert et apprécié la musique baroque vers 15 ans, en jouant dans différents groupes avec des personnalités qui m'ont donné l'occasion de jouer avec eux dans des sonates ou concertos en soliste.

Ensuite, j'ai fait plusieurs stages en commençant par le violoncelle baroque, avec un professeur qui m'a très vite invité à commencer en parallèle la viole de gambe - étant lui-même joueur des deux familles d'instruments.

À partir de là, j'ai travaillé ces trois instruments, violoncelle classique, violoncelle baroque et viole de gambe, jusqu'à mon entrée au CNSM de Lyon.

A : La question est traditionnelle, mais elle est nécessaire pour bien poser le cadre : pouvez-vous présenter à nos lecteurs la famille à laquelle appartient la viole de gambe, ses divers représentants, ainsi que les différences par rapport à celle des violons ?

EM : Les deux familles "cousines" des violons et des violes de gambe ont bien sûr des différences, mais aussi beaucoup de points communs.

La famille des violes qui se jouaient aux XVIe et XVIIe siècles en consort (en concert, en ensemble) est constituée de plusieurs tailles d'instruments, du plus petit au plus grand, du par-dessus de viole au violone, pouvant ainsi jouer toutes les tessitures nécessaires aux différentes compositions musicales.

Ainsi, les musiciens peuvent jouer sur des instruments aussi petits qu'un violon jusqu'à des instruments aussi gros qu'une contrebasse. L'instrument a gardé de son ancêtre la guitare un grand nombre de cordes (5, 6 ou 7), ses frettes qui lui donnent ce son particulier et peuvent aussi permettre le jeu en accords, ainsi que sa forme "cacahuète" pour quelques modèles de la Renaissance.

Les principales différences entre les deux familles sont :

  • l'accord de l'instrument : en quinte pour les violons, et en quarte et tierce pour les violes
  • la forme de la caisse : fond bombé pour les violons et fond plat pour les violes
  • l'archet se tient de la main droite "paume dessus" pour les violes et "paume dessous" pour les violoncelles

Mais la lecture des textes, des méthodes, et l'analyse de l'iconographie en parallèle au jeu des différents styles de musique, font souvent mentir ces "vérités"...

A : Comme beaucoup, j'ai découvert la viole de gambe grâce au film Tous les matins du monde (1991) d'Alain Corneau, adaptation du roman éponyme de Pascal Quignard. Puis, j'ai recroisé sa voix singulière en explorant le baroque allemand (Jean-Sébastien Bach, Carl Friedrich Abel, Johannes Schenck etc).

J'aimerais que vous m'aidiez à mieux cerner les raisons pour lesquelles la viole de gambe et ses consœurs, instruments "nobles" privilégiés dans les cours européennes et au sommet de la musique instrumentale savante fin XVIIe, fut progressivement concurrencée par la famille des violons (largement associée aux musiciens populaires et de rue durant le Grand siècle), avant d'être supplantée par celle-ci au cours du XVIIIe siècle ; et notamment le détrônement de la viole de gambe par le violoncelle.

Le remplacement fut si spectaculaire que le répertoire de viole de gambe est, pour ainsi dire, resté suspendu à la fin du XVIIIe siècle : si l'on veut découvrir cet instrument, on doit principalement le convoquer dans l'apparat originel des siècles passés.

Les causes de ce revirement sont-elles culturelles, acoustiques, technologiques ? Certains compositeurs modernes ou contemporains ont-ils toutefois tenté de renouer avec la viole de gambe ?

EM : C'est une très bonne question et malgré les éléments historiques évidents, je vais proposer une réponse évidemment subjective.

Durant tout le XVIIIe siècle et même avant, la viole et le violoncelle ont souvent joué ensemble, associés de près ou de loin en musique de chambre jusqu'à la musique d'opéra.

Le violoncelle a tout d'abord supplanté la basse de violon, puis en effet la viole de gambe. La viole de gambe française / le violoncelle italien, le roi / la reine (de France), la Querelle des Bouffons, tous ces éléments historiques, associés au contexte politique que l'on connaît en cette fin de XVIIIe siècle en France, vont aboutir au déclin, à l'abandon, ou à la transformation de l'instrument qui représente de près ou de loin l'aristocratie et la bourgeoisie françaises.

Et malgré les possibilités de couleurs, de tessitures, de modes de jeu, et son côté à la fois polyphonique et expressif, on lui préférera le violoncelle plus "pratique" dans l'orchestre et néanmoins plus puissant...

Mais force est de constater que nous retrouvons peu à peu de la musique assez tardive, c'est-à-dire de la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour viole de gambe ou pour différentes déclinaisons de cet instrument : le baryton à cordes de Haydn, la gambetta en Angleterre, ou l'arpeggione utilisé ultérieurement par Schubert (Sonate Arpeggione).

C'est quelque part une chance que cet instrument - si on résume cette famille à son exemplaire de basse de viole - ait vu sa vie et son évolution figées dans cette fin du XVIIIe siècle et n'ait pas subi de transformation ni de modification jusqu'à nos jours, pour conserver ses caractéristiques.

C'est un instrument ancien certes, mais il interpelle encore aujourd'hui et de nombreux compositeurs contemporains utilisent son timbre, ses possibilités techniques et son pouvoir mélodique dans beaucoup de leurs œuvres.

A : Je me suis livré des centaines de fois à un exercice aussi passionnant que délicat, qui consiste à transcrire et arranger des compositeurs baroques pour la basse électrique. Les partitions d'origine élues par mon cœur n'appartenaient pas toujours au répertoire du violoncelle ou de la viole de gambe, mais souvent. Venant de l'univers de la guitare, souhaitant en conserver les techniques et le jeu sur frettes mais à la recherche d'une tessiture plus grave, de notes plus longues et d'un timbre plus onctueux et épais, je me suis logiquement orienté vers la basse électrique. Ce n'est pas un crime de lèse-majesté artistique, bien au contraire. Pour qui connaît le répertoire de Jean-Sébastien Bach, par exemple, il n'y a rien de plus éloigné du personnage qu'un esprit figé : le Cantor, à l'écoute des nouveautés tonales et technologiques de son temps, et en perpétuelle recherche, transcrivait régulièrement ses œuvres pour d'autres configurations instrumentales (voir mon interview de Thomas Pellerin et mon article sur mon interprétation de la deuxième sarabande en ré mineur).

Cet esprit d'ouverture et de recherche vous habite également d'une certaine façon. J'ai lu que vous enseigniez dans un conservatoire à rayonnement régional, et collaboriez (ou avez collaboré) avec des luthiers et archetiers pour reconstruire des modèles rares de viole de gambe (notamment un modèle baryton avec feu Pierre Jaquier). De manière générale, comment se traduit votre désir de faire (re)vivre la viole de gambe ?

EM : Je suis en effet passionné par l'histoire des instruments, l'histoire de ces deux familles, l'iconographie, l'organologie et le travail de recherche que j'ai la chance de réaliser avec des luthiers et archetiers ; mais il s'accompagne évidemment pour moi d'une réalité contemporaine.

La viole de gambe, instrument génial, et sa musique magnifique, sont contemporaines ne serait-ce que par le fait qu'on joue et qu'on enseigne aujourd'hui ce répertoire !

Bien évidemment, nous jouons de la musique renaissance et baroque, mais la viole peut trouver sa place dans (presque) tous les styles de musique. Comme pour tous les instruments, quand on atteint une certaine maîtrise, nous avons la possibilité de nous adapter aux autres musiques et musiciens.

A : Le dramaturge et metteur en scène Bertold Brecht est à l'origine d'une expression : "Abattre le quatrième mur". Elle figure une esthétique du spectacle vivant érigée en principe philosophique : il importe de désacraliser la scène et d'abolir les distances entre les artistes et le public. Cette maxime résonne fortement dans le domaine qui nous intéresse ici.

La démocratisation entreprise depuis quelques décennies dans le monde baroque et classique par des canaux multiples (politiques culturelles et grands festivals davantage accessibles aux revenus modestes, initiatives individuelles d'artistes réputés, nouveaux médias, qualité d'enregistrement, marketing ciblé, importance accrue de "l'image" etc), procède d'une dynamique sans doute salutaire pour le classique lui-même. Comment voyez-vous ou vivez-vous cette tendance ?

EM : Le mot "tendance" correspond pour moi à l'autre côté du miroir. J'utilise mes instruments et mon savoir-faire comme vecteur de culture, de plaisir et d'ouverture. Je partage mon activité entre enseignement et concerts, mais aussi actions pédagogiques et sociales.

A : Au fait, quels sont vos projets musicaux pour les semaines et mois à venir ?

EM : Mes projets sont tout d'abord une rentrée avec mes élèves, ma classe et toute l'équipe pédagogique du conservatoire de Limoges  ; plusieurs concerts en musique de chambre et en formation "concertos", et la préparation d'une série d'actions pédagogiques pour les enfants et les moins jeunes.

A : Enhardi par tel spectateur curieux, je me permettrai également de vous poser une question bonus que je n'ai jamais osé verbaliser : à quoi ressemblent les loisirs d'un musicien baroque professionnel ? Écoutez-vous d'autres styles de musique en dehors de vos innombrables heures de pratique et d'étude musicale, ou bien vous adonnez-vous à des activités totalement différentes pour vous changer les idées ?

EM : Je répondrai en trois mots : sports, menuiserie et jardinage.

A : Étienne Mangot, merci beaucoup pour cet entretien. À bientôt !

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Entretien réalisé par Aubancien, le 21 septembre 2023.