Aubancien : Bonjour Isabelle Lamy, et merci à vous d'avoir la gentillesse de répondre à mes quelques questions.
Isabelle Lamy : Je vous en prie. C’est toujours très agréable d’échanger autour de Balzac et de son œuvre.
A : Le nom de Saché évoque pour moi Le Lys dans la Vallée. Un site internet connexe au site du musée, est d'ailleurs dédié à cet illustre roman de Balzac dont l'action se déroule en Touraine dans la vallée de l'Indre, un affluent de la Loire qui baigne la commune de Saché. Le château de Saché n'est peut-être pas le plus connu du grand public et des touristes, mais c'est bel et bien un château de la Loire, et un toponyme qui résonne dans le cœur des amateurs de grands classiques romanesques. C'est un logis qui conserve son cachet d'origine (Renaissance), bien qu'ayant été remanié au fil des siècles. Le maillon qui le relie, initialement, à l'itinéraire de Balzac se nomme Jean Margonne. Qui fut-il exactement ? C'était un ami de la famille de l'écrivain, c'est cela ?
I. L. : Jean Margonne, l’un des propriétaires les plus fortunés du département, était en fait un ami des parents de Balzac. Le père de Balzac, haut fonctionnaire en poste à Tours au tout début du XIXe siècle, a côtoyé la bonne société tourangelle. Il a rencontré le propriétaire du château de Saché dans ce contexte. Ce dernier a même eu une liaison avec la mère de Balzac, puisque le petit dernier de la famille Balzac, Henri, était vraisemblablement son fils. Honoré de Balzac l’évoque dans sa correspondance et Jean Margonne lègue à Henri une grosse somme d’argent dans son testament. Ce point explique sans doute l’intimité entre les deux familles et le fait que Balzac se sentait un peu comme chez lui lorsqu’il venait au château de Saché.
A : J'ai lu que Balzac séjourna une dizaine de fois dans le château de Saché, soit un peu plus d'un an si l'on cumule toutes ses venues entre 1825 et 1848. Toutefois, cela ne semble pas tant être la durée de sa villégiature qui importe, que l'inspiration, la paix et le ressourcement qu'il y trouva. Il y conçut ou écrivit en effet des livres majeurs (Le Lys dans la vallée, Le Père Goriot, César Birotteau, Les illusions perdues, Les contes drolatiques, notamment), se servant du calme des lieux comme d'un levier pour travailler d'arrache-pied, concentré. Ou, plus prosaïquement, pour des raisons thérapeutiques, suite à un avis médical. Pourriez-vous nous en dire plus sur l'importance de Saché dans la vie de ce grand écrivain ?
I. L. : La famille Balzac déménage à Paris à la fin de l’année 1814, et Balzac devient Parisien à partir de cette période. Néanmoins, dès le début des années 1820, le jeune romancier prend l’habitude de revenir régulièrement dans sa région natale, la Touraine. Il en garde un souvenir idyllique. Et Saché va peu à peu s’imposer comme son principal lieu de séjour, car les Margonne lui réservent une petite chambre, au deuxième étage du château. Il y sera au calme pour travailler, loin des agitations de la vie parisienne. Certes, Balzac a pu se plaindre dans sa correspondance des désagréments de la vie de château, car il faut manger à heure fixe, mais Saché reste avant tout un cadre privilégié pour se consacrer pleinement à la création littéraire. Le romancier loue la tranquillité d’un environnement boisé, où les oiseaux chantent, propice à l’inspiration et bénéfique pour son énergie vitale. Ses promenades dans le parc, dans les bois aux alentours ou sur les bords de l’Indre participent au réel bien-être physique que Balzac éprouve à chacun de ses séjours au château de Saché.
A : Honoré de Balzac est associé à mon département de résidence, le Maine-et-Loire, par plusieurs canaux. Directement, par Eugénie Grandet dont l'action se déroule à Saumur. Indirectement, par l'influence déterminante que la Touraine et l'Anjou eurent, de concert, sur l'évolution de la langue française au XVIe siècle. L'Anjou fut le berceau d'un grand nom de la Renaissance littéraire, le poète de la Pléiade Joachim Du Bellay. En rendant délibérément hommage à l'illustre prédécesseur et voisin de celui-ci, le Tourangeau François Rabelais
, Balzac a conscience de s'inscrire dans une longue lignée intellectuelle régionale et française. C'est comme s'il s'incarnait en un trait d'union, un pont pérenne à travers les siècles, pour ne pas qu'on oubliât l'héritage culturel humaniste. Et le cadre Renaissance du château de Saché n'est sans doute pas non plus étranger à la conception des Contes drolatiques.
Mais au fait, d'où est venue l'idée d'organiser cette année une exposition sur ces contes ? Quel rôle les frères Brizzi, auteurs d'une bande dessinée qui en adapte une partie, ont-ils eu à jouer dans la genèse et la finalisation de cet événement ? Et est-ce la première fois, à votre connaissance, que cette œuvre de Balzac sert de base à une exposition ?
A : L'accueil réservé aux Cent Contes drolatiques dans le contexte des années 1830/1840, semble avoir été pour le moins frileux (euphémisme). Qu'est-ce qui pouvait expliquer, selon vous, un tel rejet ? La forme stylistique, le ton grivois, ou encore le fond (irrévérence envers les autorités spirituelles et temporelles) ?
I.L. : Tout était fait pour choquer le cercle des lecteurs que Balzac commençait à se constituer. Le romancier venait de publier La Peau de chagrin (1831) qui a remporté un vif succès auprès d’un lectorat déjà essentiellement féminin. Les Contes drolatiques n’ont rien à voir avec les études de mœurs qui vont occuper une large partie de ce que deviendra La Comédie humaine, ensemble de 91 œuvres publiées dans les années 1840 avec pour objectif de décrire la société de la première moitié du XIXe siècle à la manière d’un historien. Balzac est au début de sa carrière : il s’essaye à différents styles d’écriture, qu’il teste notamment dans les journaux. Toutes ces recherches vont nourrir La Comédie humaine et vont lui permettre de devenir cet auteur de renommée internationale.
A : Quand et comment s'est déroulée la réhabilitation de cette œuvre - si réhabilitation il y a eu ?
I. L. : Il n’y a jamais réellement eu de réhabilitation des Contes drolatiques. Ces œuvres ont toujours été considérées à part, y compris par les chercheurs balzaciens qui les ont étudiées en ce sens, avec néanmoins l’idée d’y déceler ce qui pouvait éclairer l’œuvre de Balzac dans son ensemble. Et encore aujourd’hui, on ne pense pas immédiatement à les lire, tout un chacun préférant se concentrer sur les romans qui ont fait la renommée de Balzac : Le Père Goriot, Eugénie Grandet, Illusions perdues, etc. Si La Peau de chagrin et Mémoires de deux jeunes mariées sont aujourd’hui inscrits au programme du baccalauréat, il y a peu de chances pour que Les Contes drolatiques soient un jour élus comme des textes à étudier par les élèves, la langue proposée par Balzac étant considérée comme un obstacle infranchissable. Et pourtant, n’est-ce pas un exemple de créativité de la littérature patrimoniale à l’heure où l’on cherche à explorer la langue française sous toutes ses formes et sur tous les supports ?
A : L'exposition ouvrira ses portes dans environ deux mois. Sans offrir de scoop, peut-être pourriez-vous nous donner du moins une idée générale des choix muséographiques ou de la physionomie du parcours de visite ?
I.L. : L’exposition proposera à nos visiteurs de s’immerger dans l’univers des Contes drolatiques à travers le regard de Paul et Gaëtan Brizzi. Certaines vignettes de la BD seront particulièrement mises en valeur par des reproductions agrandies sur les parois de l’exposition, et surtout grâce à la présentation d’une soixantaine de planches originales et de recherches graphiques empruntées à la galerie Maghen pour l’occasion.
Tout le travail réalisé par les frères Brizzi sur la réécriture de chaque scénario, la conception des décors, les jeux de lumière, les effets de surprises et les portraits des personnages sera souligné par la scénographie de l’exposition qui confrontera le texte original de Balzac à son adaptation en BD. Même si la BD ne s’adresse pas aux enfants, nous avons par ailleurs souhaité aménager un espace pour nos jeunes visiteurs qui leur permettra de s’initier au langage spécifique de la BD et aux différentes étapes de sa réalisation. Cette exposition s’adressera donc à tous les publics !
A : Le site du musée Balzac et le blog associé constituent une véritable mine d'informations pour les passionnés, et plus généralement pour les curieux. J'invite chacun à s'y promener, en attendant de visiter le château de Saché et l'exposition Balzac, enfant et rieur. Isabelle Lamy, je vous remercie infiniment d'avoir pris le temps de répondre à mes questions. À bientôt !
I.L. : Merci à vous, c’était un plaisir de répondre à vos questions !
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Entretien réalisé par Aubancien, le 22 mars 2023.