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Une exposition historique : Antoine Caron au musée national de la Renaissance

La Sibylle de Tibur, Antoine Caron, entre 1575 et 1580, musée du Louvre.

Automne 2022. J'achève un cycle de compositions instrumentales et orchestrales, hommages à notre patrimoine français, littéraire et historique. L'une d'entre elles, que je souhaite à la fois délicate et sombre, par le graphisme de sa pochette, comme par la multiplicité des couches sonores tourmentées ou fiévreusement élégiaques, s'intitulera "Les derniers Valois". La date anniversaire est alors douloureuse, mais fait partie de notre histoire nationale et européenne : quatre-cent-cinquante ans se sont écoulés depuis le Massacre de la Saint-Barthélemy. J'ignore alors que trois grandes expositions, traitant des guerres de religion de la seconde moitié du XVIe siècle français, s'organisent pour l'année 2023 à Paris et dans le fief historique des Valois.

Cet ensemble d'événements s'inscrit dans une saison culturelle intitulée "Faste et tragédie à la Renaissance". Elle lie plusieurs musées : le musée Condé - Château de Chantilly qui organise "Visages des guerres de religion" (4 mars 2023 - 21 mai 2023), le musée de l’Armée où débutera dans quelques jours l'exposition "La haine des clans. Guerres de religion, 1559-1610" (5 avril 2023 - 30 juillet 2023), et le musée national de la Renaissance (Écouen), où nous pourrons, dès le 5 avril, faire un peu plus connaissance avec Antoine Caron.

 Antoine Caron, par François Quesnel, 1592, Bnf.

Antoine Caron est un artiste français, né à Beauvais en 1521, dont le nom est aujourd'hui à peu près inconnu du grand public. Cet oublié fut pourtant l'une des grandes figures du courant artistique maniériste, à la jonction des deux Écoles de Fontainebleau, et au carrefour de l'Histoire troublée de la Renaissance et de la Renaissance tardive. C'est la première fois que cet artiste aux multiples facettes (peintre, dessinateur, verrier, tapissier, notamment), réputé et influent en son temps, se voit consacrer une exposition de grande ampleur. Quatre-vingt-dix œuvres à découvrir jusqu'a3 juillet 2023, au sein du château d'Écouen. Rencontre avec Matteo Gianeselli, Conservateur du patrimoine au musée national de la Renaissance.

Aubancien : Bonjour Matteo Gianeselli ; c'est un grand honneur de pouvoir échanger avec le Commissaire de cette exposition exceptionnelle "Antoine Caron (1521-1599). Le théâtre de l'Histoire", coproduite avec la Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais. Je vous remercie infiniment de prendre le temps de répondre à mes quelques questions.

Matteo Gianeselli : Je vous remercie de m’avoir contacté et ainsi donner un peu de visibilité à notre belle exposition.

A : D'où est venue l'idée d'une exposition sur Antoine Caron ? Qu'est-ce qui l'a motivée et qui en est à l'initiative ?

MG : Je porte ce projet depuis mon arrivée au musée en 2019. L’idée était de pouvoir proposer une exposition en lien avec les collections dont j’ai la charge, notamment peintures, tapisseries et arts graphiques. Le projet s’inscrit aussi dans notre politique d’acquisition puisque nous avons pu faire récemment l’acquisition de plusieurs œuvres autour d’Antoine Caron. Enfin, certains grands spécialistes estiment que le jeune Caron se serait même formé ici, aux côtés de Niccolò dell’Abate.

A : La liste des soutiens et partenaires de l'exposition est longue et prestigieuse. Comment la proposition de cette exposition a-t-elle été accueillie par les musées de Londres, Los Angeles, Florence, qui ont prêté certaines œuvres ? Je pense notamment à la Galerie des Offices de Florence, qui permet au musée national de la Renaissance de réunir pour la première fois en France les huit tapisseries de La tenture des Valois (ou Tenture des Fêtes des Valois), commandée par Catherine de Médicis.

MG : J’ai été accueilli très chaleureusement par l’ensemble de mes collègues français et internationaux et je les en remercie vivement. J’ai des liens personnels avec Florence, ayant beaucoup travaillé en Italie pour mes recherches de doctorat. C’était un grand plaisir de retrouver cette ville dans un contexte tout autre, celui de la Renaissance française. La réunion des huit tapisseries de La tenture des Valois est en effet un moment incroyable de cette exposition. Elles n’ont pas été vues ensemble depuis le XVIe siècle ! Par faute de place, elles ne sont pas visibles à Florence et sont prêtées parfois dans des expositions, mais jamais toutes côte à côte. C’est donc un prêt tout à fait exceptionnel. Même chose pour le tableau du Getty Museum de Los Angeles qui n’a pas été vu du public européen depuis 1972. L’idée de voir le tableau de Caron dans un décor contemporain de ses créations a immédiatement séduit le conservateur.

A : La page internet du musée de la Renaissance, qui présente les thèmes de l'exposition, met en exergue l'apport d'Antoine Caron, mais également toutes les réflexions que son œuvre appelle. Notamment, le lien entre l'artiste et le commanditaire. Dans le cas présent, Antoine Caron eut pour commanditaires et mécènes plusieurs souverains français, de François Ier à Henri IV, ainsi que la reine-mère Catherine de Médicis. Dans le contexte des guerres de religion, on peut alors s'interroger sur les messages idéologiques et politiques que les peintures de Caron véhiculèrent, en filigrane, sous les allégories et références à l'Antiquité. Comme par exemple dans le tableau Les Massacres du Triumvirat.

 Les Massacres du Triumvirat, Antoine Caron, 1566, musée du Louvre.

Le style maniériste, à la fois raffiné et plus libre, en rupture avec le naturalisme et le respect des proportions de la Renaissance classique, semble avoir été un vecteur d'expression très adapté au contexte général. Comme si la forme répondait au fond : les grandes figures d'autorité François Ier et Henri II sont mortes, la dynastie des Valois se retrouve confrontée à de nombreuses difficultés d'affirmation personnelle, de légitimité, de divergences confessionnelles, d'oppositions partisanes ; c'est à un changement d'époque et de paradigme auquel on assiste et l'art s'en fait le reflet.

J'ai lu qu'Antoine Caron fut le peintre officiel de Catherine de Médicis, et qu'il fut aussi responsable de certaines cérémonies solennelles. Que sait-on exactement sur son rôle, sur les missions qu'il recevait, les prérogatives dont il disposait ?

MG : La question de l’apport de Caron m’est très chère. C’est une des raisons motrices de cette exposition. J’avais la sensation que Caron constituait un réel pivot entre la "première Renaissance", tournée vers l’Italie, et le XVIIe siècle, notamment dans l’affirmation d’une peinture d’Histoire spécifiquement nationale. La question de la portée politique et idéologique est plus délicate. On fait souvent des Massacres du Triumivirat une sorte d’anticipation de la Saint-Barthélemy. Le tableau date de 1566 et les massacres ont eu lieu six ans plus tard. Je veux bien faire de Caron un artiste visionnaire mais je préfère plutôt lire cette œuvre comme une allégorie humaniste du bon gouvernement, à une époque où l’on s’interroge sur la meilleure façon de détenir le pouvoir (qui implique surtout un non-partage du pouvoir et donc une glorification de la figure unique, exceptionnelle du monarque).

Le maniérisme de Caron brasse une foule de sources visuelles qu’il est parfois difficile d’identifier. On sait qu’il consulte beaucoup de livres et de gravures, comme tout homme lettré de la Renaissance. Il puise ici et là des motifs, qu’il métamorphose, condense, fusionne. La France reste évidemment un carrefour entre Nord et Sud, et son art en est le parfait témoin. C’est aussi un maniérisme de parade, extrêmement mis en scène, car Caron est aussi metteur en fête des grandes célébrations du règne.

En tant que peintre ou dessinateur, il agit tout autant comme scénographe. Dans ce sens, l’art joue un rôle de marqueur social, politique, culturel affirmé. Il est responsable des décors de plusieurs grandes fêtes du règne des derniers Valois. Il transpose sans doute les programmes érudits proposés par les poètes de la cour. Il invente des chars et des arcs de triomphe, probablement des arrière-plans majestueux aux célébrations, jusqu’aux costumes (dont l’un est présenté dans l’exposition).

A : Quels sont les autres thèmes ou problématiques que l'exposition est susceptible d'illustrer ? Sur quoi pourra-t-elle interroger, en creux, le visiteur ?

MG : Au-delà de la question de la théâtralité et de Caron passeur, je voulais insister sur la notion de fournisseur de modèles. Nous nous trouvons à une époque charnière où le métier de peintre est encore différent de ce que l’on envisage aujourd’hui. Caron peint des tableaux, certes, mais il fournit aussi des dessins pour des maîtres-verriers, des brodeurs, des lissiers, des graveurs… Les motifs circulent alors très librement d’une technique à une autre et l’on assiste à une véritable vogue pour le « caronisme ». Je voulais que l’exposition soit très visuelle, que le visiteur comprenne instantanément les liens entre les différentes œuvres, qu’elles soient de Caron ou de l’un de ses suiveurs. 

C’est vraiment une remise en question du statut et du métier du peintre à la Renaissance, et ainsi de la trop traditionnelle opposition entre ce qu’on nomme artificiellement arts majeurs et arts mineurs.

A : Je réside dans l'ouest de la France, à Angers. L'Anjou a rencontré elle aussi, à de multiples reprises, les moments marquants de l'Histoire nationale et européenne. Elle eut un rôle important à jouer dans la Guerre de Cent ans, et on en trouve un témoignage artistique et pamphlétaire majeur, tissé dans les fils de la fameuse Tenture de l'Apocalypse, au Château d'Angers - château dont les tours furent d'ailleurs étêtées d'un étage par Henri III qui voulait symboliquement asseoir son autorité de roi catholique dans une cité où le protestantisme était très présent.

Angers n'est pas géographiquement tout proche d'Écouen, mais supposons que des Angevins férus d'histoire de l'art ou de l'Histoire de France (ou simplement curieux de découvrir un grand artiste méconnu), se promènent près de Paris et du Val-d'Oise. Que leur diriez-vous pour les inciter à venir voir cette nouvelle exposition ?

MG : L’exposition est une occasion exceptionnelle de découvrir un artiste oublié mais pourtant plébiscité pendant plus de cinquante ans par ses contemporains (il meurt à 78 ans alors encore occupé à de prestigieuses commandes). Son succès ne semble pas se démentir jusqu’au milieu du XVIIe siècle. C’est un moment-phare dans l’écriture de notre histoire de l’art, quelques années avant l’affirmation d’artistes peut-être plus connus comme Nicolas Poussin.

Mais vous l’aurez compris, cette manifestation est tout bonnement historique par la réunion magistrale de ces huit tapisseries conservées traditionnellement aux Offices de Florence. Entre L'Apocalypse et le Chant du Monde, vos amis angevins seront ravis, j’espère, de découvrir La tenture des Fêtes des Valois !

A : Sans tout dévoiler, pouvez-vous nous dire quelques mots sur les choix muséographiques et le parcours qui sera proposé au public dans le cadre de l'exposition ?

MG : Le parcours se veut quelque peu monographique, en ouvrant sur la formation de Caron notamment à Fontainebleau et se clôturant avec le dernier chef-d’œuvre inédit de l’artiste. Mais il est surtout thématique car la chronologie de Caron reste floue malgré certains grands jalons. Je reviens sur le fournisseur de modèles, la fascination de l’antique, la théâtralité de son art. Le cœur de l’exposition est consacré dans notre sublime galerie de Psyché à La tenture des Valois, à sa conception et son héritage.

A : Pour celles et ceux qui aimeraient approfondir ce sujet et mieux connaître Antoine Caron ou sa filiation artistique, quel(s) ouvrage(s) ou catalogue pourriez-vous leur conseiller ?

MG : Caron est un peintre qui n’a été redécouvert qu’au début du XXe siècle. Il faut donc s’appuyer sur les textes pionniers de Gustave Lebel et surtout les deux ouvrages de son fils Jean Ehrmann. Depuis, ces recherches ont été renouvelées en profondeur par la thèse de doctorat de Frédéric Hueber. Plus largement, n’hésitez jamais à revenir au catalogue de l’exposition de 1972 sur l’école de Fontainebleau qui a dû être l'une des plus belles manifestations sur cette période jamais montées.

A : Matteo Gianeselli, merci encore à vous pour cet entretien, et à bientôt pour l'exposition "Antoine Caron (1521-1599). Le théâtre de l'Histoire" !

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Entretien réalisé par Aubancien, le 21 mars 2023.